Jean Lemaire de Belges, Couronne Margaritique (1509), in C. Occhipinti, Il disegno in Francia nella letteratura artistica del Cinquecento, Firenze, Parigi, SPES-INHA, 2003.
[…]
Leur ouvroir est tout fin plein de tableaux
peints et à peindre, et de maint noble oustil.
Là sont charbons, crayons, plumes, peinceaux,
brosses à tas, coquilles par monceaux,
pinceaux d’argent qui font maint trait subtil,
marbres polis, aussi clers que beryl,
Inde, azur vert et azur de Poulaine,
d’acre azur fin, qui du feu n’ha peril,
et vermillion dont mainte boite est pleine.
D’autres couleurs y ha abondamment:
lacque, synope et pourpre de haut prys,
fin or molu, or music, orpieument,
carnation faite bien proprement,
ocre de Ruth, machicot, vert de gris,
vert de montaigne et rose de Paris,
bon blanc de plomb, flourée de garance,
vernis de glace en deux ou trois barilz,
et noir de lampe étant noir à oultrance.
De ces couleurs, par long continuer
ces dames cy sauvent vertus pourtraire
peindre hauts faits, et les insinuer,
hascher, umbrer, nuer, contrenuer[1],
renforcer vice à tout honneur contraire,
bruit rehaulser, à fin de loz en traire,
science ainsi leurs mains proportionne,
qui puis trente ans gaigna par son attraire,
et feit flourir Marie Marmionne.
[…]
L’orfevre allant vers son ouvroir tresriche,
plusieurs amis le vindrent assieger,
qui tous ont bruit oultre Espaigne et Austriche:
si vont priant Merite n’estre chiche
de leur conter, dont il vient si leger.
Alors Merite estant en leur danger
ne peut fuyr, que tout ne leur desploye.
Car l’un diceux estoit maistre Roger,
l’autre Fouquet, en qui tout loz s’employe
Hugues de Gand, qui tant eut les tretz netz
y fut aussi, et Dieric de Louvain
avec le Roy des peintres Iohannes
duquel les faits parfaits et mignonnetz
ne tomberont jamais en oubly vain:
ne, si ce fusse un peu bon escrivain
de Marmion, prince d’enluminure,
dont le nom croist, comme paste en levain
par les effects de sa noble tournure
Il y survint de Bruges Hans,
et de Francfort, maistre Hugues Martin,
tous deux ouvriers tresclers et triomphans.
Puis de peinture autres nobles enfans,
Damyens Nicole, ayant bruit argentin,
et de Tournay, plein d’engin celestin,
Maistre Loys, dont tant discret fut l’œil
et cil, qu’on prise au soir, et au matin,
faisant patrons, Baudouyn de Bailleul.
Encore y fut Iaques Lombard de Mons
accompagné du bon Lievin d’Anvers.
Trestous lequelz, autant nous estimons,
que les anciens iadis par longs sermons
firent Parrhase, et maints autres divers.
Honneur les loge en ses palais, couvers.
Vertu les prise, et les fait renommer.
Et par science, à qui tous sont convers,
fait leur memoire honneur, et aymer.
A ces gens cy, tous peintres rennomez,
et tous privez de l’orfevre benin,
il leur va dire: Enfans, se vous m’aymez,
dites un peu, combien vous estimez
ce beau pourtrait d’ouvrage feminin.
Lors un chacun le prise de cœur fin,
en extollant sa parfaite noblesse.
Puis dit Merite: Or ça Messieurs, à fin
d’aller acoup besongner, ie vous laisse.
Disant adieu l’Orfevre se depart,
et va entrer en sa clere boutique.
Sus sus, dit il: Enfans, Dieu y ayt part.
Il faudra voir lequel de vous apart
pourra suffire à si haute pratique.
Couronne faut, dite Margaritique,
qui vole en l’air. Lors en Vallencenois
Gilles Steclin, ouvrier fort autentique,
luy dit ainsi: Maistre, tu me congnois.
Quand Merite oyt parler Gilles Steclin,
certes, dit il, tu t’avance à bonne heure:
car point n’es tu loquebaut de Seclin,
ains à science et diligence enclin,
dont c’est raison que l’œuvre te demeure.
Mais il convient, pour entente plus meure,
prier ton pere aussi qu’il besongne.
Car chacun scait la main fort prompte et seure
de Hans Steclin, qui fut né à Coulongne.
Hans Steclin lors, qui s’entendit leur,
respond ainsi: Quelque vieil que ie soye,
iayme trop mieux ounrer qu’aller iouer,
et me plait mieux un fil d’archal nouer,
qu’il me plait nouer un fil de soye
car des le temps, que ie me congnoissoye
avoir accueil, au haut hostel de Flandres,
a dame Oiseuse en rien ne madressoye,
ains la fuyoie autant, que nulz Esclandres.
C’est verité, maistre Hans, dit adoncques
le bon Merite. Et qui plus t’esmouvra,
c’est qu’entre tous tes ouvrages quelconques,
en si haut lieu la main tu ne mis oncques,
ne dont le loz plus avant te suivra.
Car tout autant que le Monde à vivre ha,
et qu’on orra de Bourgongne le bruit,
grace, et record sur ceste œuvre plouvra
et ta memoire en aura loz et fruit.
Et qu’il soit vray, vous deux, le pere et filz,
sur ce pourtrait iettez un peu la veüe.
Voyez les traits, s’ilz sont point assoufflis:
puis regardez les valeurs et proufits,
dont i’ay icy la manche bien pourveue.
En ce disant sur la table estendue
ha la splendeur des dix gemmes hautaines.
Lors les ouvriers y ont la main tendue,
pour mieux iuger de leurs valeurs certaines.
Qu’en dites vous? enfans, dit lors le Maistre,
est cecy rien, pour fournir beaux atours?
Y a il point assez pour ses yeux paistre?
Sceustes vous onc, que Nature feist naistre
rien plus parfait au monde par nulz tours?
Que t’en semble il? Andrieu Mangot de Tours.
Et toy Romain, Christofle, Hieremie:
porta onc Roy tel’ richesse aux estours
sur son armet? Ie ne croiray mie.
Qu’en diras tu? Donatel de Florence,
et toy, petit Antoine de Bourdeaux?
Jean de Nymeghe, ouvrier plein d’apparence
regarde un peu la noble transparence
de ces dix corps, tant lumineux et bleaux.
Et toy? le bruit des orfevres nouveaux
Robert le noble, illustre Bourguignon,
viens en iuger: il y gist nulz appeaux
avec le bon Margeric d’Avignon.
Approche toy, orfevre du Duc Charles,
gentil Gantois Corneille treshabille:
Iean de Rouen, ie te pry que tu parles:
tu as eu bruit de Paris iusqu’en Arles
en l’art fusoire et sculptoire et fabrile:
malleatoire aussi te fut utile.
D’architecture et de peinture ensemble
tu te meslas par tel usage et style,
que ton engin plus haut qu’humain ressemble.
Vous donques tous recents et modernes,
lesquelz Honneur equipare aux antiques,
et vous fait luire aussi cler que lanternes,
en gloire ardue, et louenges eternes,
tant que science en chante maints cantiques,
employez cy voz hauts esprits celiques
tant bien meslez. Et iugez, ie vous prie,
s’en nulz tresors, couronnes, ou reliques
vous vistes onc plus riche pierrerie.[2]
[1] LEMAIRE DE BELGES 1549/STECHER 1969, IV, p. 159 nota 1 commenta: «Nuer: unir des couleurs (Dict. Oudin), nuancer (Godefroy). Au XIVe siècle “broderie d’or et de soye nuée”».
[2] LEMAIRE DE BELGES 1549/STECHER 1969, IV, pp. 158, 161-167.
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