Jean Goujon, Sur Vitruve Jan Goujon studieux d’architectire aux lecteurs, salut (1547), in C. Occhipinti, Il disegno in Francia nella letteratura artistica del Cinquecento, Firenze, Parigi, SPES-INHA, 2003.
Vitruve dict, messeigneurs, et plusieurs autheurs antiques et modernes le conferment, qu’entre les autres sciences requises à decorer l’architecture, ou art de bien bastir geometrie et perspective sont les deux principales: et n’est aucun digne d’estre estimé architecte, s’il n’est preallablement bien instruict en ces deux.
Qu’il soit vray, nous en avons eu l’experience par noz predecesseurs de bonne memoire, asavoir Raphael d’Urbin (qui a esté perfect en l’art de paincture) André Mantegne, non inferieur en son temps, Michel Ange, Antoine Sangal, Bramant, et assez d’autres excellens hommes, lesquelz ne voulurent jamais entreprendre à conduire aucun ouvrage d’architecture, qu’ilz ne feussent avant toute œuvre, bien entendans icelles deux sciences. Ce que sentans avoir acquis par travail et exercitation continuele, ilz se sont tant curieusement delectez à poursuyvre ce noble subject, que leur immortele renommée est espandue parmy toute la circumference de la Terre. Et encores pour ce jourdhuy avons nous en ce Royaume de France un messire Sebastian Serlio, lequel à assez diligemment escrit et figuré beaucoup de choses selon les regles de Vitruve, et à esté le commencement de mettre teles doctrines en lumiere au Royaume.
Toutesfois j’en congnois plusieurs autres qui sont capables de ce faire, neantmoins ilz ne s’en sont encores mis en peine: et pourtant ne sont dignes de petite louenge. Entre ceulx la ce peut compter le seigneur de Clagny Parisien, si faict aussi maistre Philibert de l’Orme, lequel assez suffisamment a conduict un edifice que monseigneur le Cardinal du Bellay a faict faire en son lieu de Sainct Mor des Fossez lez Paris.
Et combien que pour le present je ne m’amuse à en nommer d’avantage, si est ce que je le pourroye bien faire: mais je m’en desiste tout à propos pour eviter prolixité, voulant retourner à la deduction d’icelles geometrie et perspective, qui me faict dire de rechef que l’homme privé de leur intelligence, ne sauroit fors à grand peine entendre le texte de Vitruve: et à la verité la congnoissance que Dieu m’en a donnée, me faict enhardir de dire que tous hommes qui ne les ont point estudiées, ne peuvent faire œuvres dont ilz puissent acquerir gueres grande louenge, si ce n’est par quelque ignorant, ou personnage trop facile à contenter. A ceste cause j’ay tousjours desiré faire veoir au Monde le proffit qui en peut succeder, et rens graces infinyes a la bonté divine qui ma donné l’accomplissement de ceste mienne volunté, l’effect de laquelle pourra faire entendre aux studieux, si par le passé il y a eu quelzques faultes en l’intelligence du texte d’icelluy Vitruve, par especial en la formation d’aucuns membres de massonnerie, chose qui est procedée par la mauvaise congnoissance qu’en ont eu noz maistres modernes, laquelle est manifestement approuvée par les œuvres qu’ilz ont cy devant faictes, d’autant qu’elles sont desmesurées, et hors de toute symmetrie: mais pour couvrir leur ignorance, ilz se veulent armer de Vitruve, qu’ilz n’ont jamais bien entendu. Pour rendre donc bonne declaration de mes figures, je me suis deliberé d’en faire ce petit discours, et en specifier les particularitez assez au long, et par le menu.
Quand nostre dict autheur Vitruve veult que l’architecte ne soit ignorant de scenographie, c’est à dire perspective, cela est afin qu’ou les essences materieles seront esloignées de l’œuil, il face croistre et aggrandir leurs membres: car autrement s’il les tenoit pareilz aux proches de la veue, elle en demoureroit offensée, et ne pourroit discerner ce qu’elle apporteroit en ses objectz. Certainement cela m’a faict pourtraire la figure que vous trouverez au trenteneufieme fueillet, laquelle servira pour faire considerer les lieux d’ou l’on pourra et devra regarder un bastiment, si l’on veult bien juger de ses particularitez, et congnoistre si elles correspondent à la deue symmetrie; car s’il estoit que toutes proportions feussent egales tant hault que bas, il y auroit souvent de merveilleuses difformitez, et qui rendroient la merque d’une maison mal agreable, ou elle doit attraire à soy les regardans.
Si est ce que quand le bastiment se faict en quelque rue estroicte, ceulx qui le veulent contempler, n’ont le moyen de reculler pour le veoir de plus loing: parquoy en ce cas fault user d’une proportion discrette, autre que s’il estoit en plain champ d’ou il se peust examiner de toutes pars. A ceste cause il est besoing de prendre garde à contenter l’organe de la veue, pource mesmement qu’elle est maintesfois abusée par les saillies et forjettures des membres dont l’on enrichist les bastimens, chose qui a faict dire à nostre autheur Vitruve, que toutes frizes quand elles sont taillées d’ouvrage en demybosse ou de relief, doivent estre plus larges d’une quarte partie que leurs architraves, autrement si la besongne estoit tant soit peu haulte, on n’y verroit comme point la taille, et en seroit la despense inutile. Si donc un architecte sait user comme il appartient de ceste industrie, il rendra tousjours ses membres gracieux, et ne fera rien ou l’on ne prenne plaisir. La figure demonstrative de ceste chose se trouvera au quarantieme feuillet ensuyvant. Et ce qui m’a donné occasion de la faire, est pour induire tous ouvriers a se munir d’icelles geometrie et perspective, sans lesquelles ilz ne vont jamais qu’a tastons, et ne font rien de hardiesse, ne qui sente ouvrage de maistre: ains se causent honte et vitupere envers ceulx qui entendent l’art, et en usent comme il est requis.
Nous avons par cy devant tousjours accoustumé en la formation des chapiteaux de Corinthe, de ne les faire en rien plus haultz qu’est large le diametre de la colonne par son assiette, encores compris en ce leur tailloer ou couverture. Et a la verité il se lit dedans le texte d’icelluy Vitruve que cela se doit observer ainsi. Toutesfois ce n’est pas l’advis de plusieurs bons maistres modernes: mais afin de contenter tout le monde, j’en ay bien voulu designer une figure correspondante a ses paroles: et la trouverez au cinquantieme feuillet, puis au dessoubz en pourrez veoir une autre qui excede ceste mesure de toute l’espoisseur du susdict tailloer, et laquelle est selon l’intention des bons maistres, disans que nostre autheur a tousjours esté corrompu en cest endroit, par la faulte et ignorance de ceulx qui ont escrit les plus vieulx exemplaires sur quoy son œuvre a esté imprimée. Si est ce que toutes les autres proportions d’iceulx chapiteaux se concordent: consideré que l’ordre des premieres feuilles monte tousjours a une tierce partie du vaisseau, le second a une autre, et la volute faict le reste: par ainsi n’y a de difference sinon ladicte espoisseur du tailloer adjoustée plus que le diametre.
Il y en à encores un autre au cinquantieme et unieme feuillet, dont la liziere figurée au hault du vaisseau surquoy pose le tailloer n’est si grande que des deux autres, et je l’ay ainsi voulu faire tout expres, a raison que plusieurs architectes veulent dire que cela luy est donné pour beauté et que le vaisseau en est plus esgayé, mesmes que les volutes s’en tournent de meilleure grace. De ma part je suis bien asseuré que ces chapiteaux sont mesurez comme il fault. Parquoy ne m’estendray plus avant a en escrire, ains remettray le surplus au texte de Vitruve, qui peult suffire en cest endroit.
Toutes les quantitez et mesures des chapiteaux ioniques sont bien comprises dedans le texte, et n’y ay trouvé aucune erreur: mais bien me semble que la circunvolution ou tournoyement de la volute, autrement limace, n’est assez clairement expliquée, a l’occasion dequoy j’en ay faict une figure mesurée de poinct en poinct, par laquelle pourrez cognoistre que noz modernes ont tousjours failly a la faire jusques apresent, veu qu’ilz ne la tournoient en rondeur de Lymace, ains en ovale, et afin de ne frauder personne de sa deue louenge, je confesse qu’homme ne l’a point faicte selon l’entente de Vitruve fors Albert Durer paintre qui l’à tournée perfectement bien, et ce que monsieur Philander en à faict en ses annotations latines, a esté pris sur icelluy Albert, mesmes afin de prouver mon dire, vous trouverez l’ovale et la plus ronde aux trentesept et trentehuitieme fueilletz de ce livre, chose qui vous doit contenter.
J’ay faict aussi une figure du chapiteau de Corinthe, despouillé de tous enrichissemens, pour monstrer comment il est exprimé dedans le texte de Vitruve, deduisant la grosseur de son vaisseau et l’application du tailloer.
Encores pour faire que plus facilement on congnoisse la saillie de ses cornes, j’en ay bien voulu pourtraire le plant, et le proportionner selon la reigle de Vitruve, mesmement presenter les lignes servantes a tirer son arson pour la cambrure du susdict tailloer, et faire veoir de quele grosseur doit estre la rosace ou fleur d’acanthe, sortant de son mylieu en toutes ses quatre faces. Ladicte figure est au cinquantieme fueillet.
J’ay pareillement mis une base soubz ledict chapiteau, pour donner a entendre que le plinthe ne doit exceder la saillie des cornes de son chapiteau: et l’ay formée de membres doriques, pourautant que ceste la peult servir a toutes colonnes, reservé a l’Ionique, et a la grosse Tuscane: mais afin qu’il ne soit trouvé que j’aye oublié a faire celle qui appartient a la Corinthienne, je l’ay bien voulu mettre en grand volume aupres de l’autre, comme vous pourrez veoir en la figure qui est audict cinquantieme fueillet.
La proportion du chapiteau dorique est bien exprimé dedans le texte de Vitruve, et tous ses membres suffisamment declarez: mais pource qu’un jour fut communiquée a messire Sebastian Serlio une figure que j’en avoie faicte, et qu’il trouva que elle estoit bien selon la reigle de l’autheur, si né se peut il tenir de dire que le vaisseau de la balance ne devoit estre tiré d’un seul poinct, a cause qu’il seroit trop rond, et ne se monstreroit pas assez doulx, cela me feit accorder a son dire: neantmoins qu’il n’en soit rien dit au texte, et pour oster les lecteurs hors de peine j’en voulu faire toutes les differences des chapiteaux doriques lesquelz vous trouverez aux cinquantequatre, cinquantecinq, cinquantesix, et cinquanteseptiemes fueilletz de ceste œuvre afin que les ouvriers puissent asseoir leur jugement la dessus, et prendre celluy qui plus beau leur semblera.
Au regard de la grosse tuscane je l’ay figurée ainsi comme elle est entendue en Vitruve, et la pourrez veoir au quarentesixieme feuillet, mais je ne me veuil arrester a vous deduire les proportions de ses membres, pource qu’elles sont assez amplement specifiées par nostre Autheur.
Quant est du chapiteau latin ou composé, je l’ay faict ainsi que le texte me l’a donné a entendre, excepté que j’ay formé une de ses moytiez selon l’intelligence de Vitruve, et l’autre ainsi que d’aucuns maistres veulent dire qu’il entendoit chose que j’ay faicte afin d’en laisser le jugement aux ouvriers, specialement a ceulx qui peuvent entendre l’escriture, et discerner si elle est bien ou mal, quand ilz en verront la figure au quarante et huitieme feuillet.
Les feuilles dont doivent estre enrichiz noz chapiteaux corinthiens et composez, se trouveront au feuillet quaranteneufieme. Celles d’acanthe ou branque ursine se doivent appliquer sur iceulx corinthiens, et celles d’olivier, et de laurier donner aux latins, autrement composez.
Consideré que les proportions des cinq ordres des colonnes sont assez manifestement deduittes dedans le texte de Vitruve, il me semble que ce seroit superfluité d’en escrire, parquoy je m’en desisteray, vous remettant aux figures que j’en ay faictes, lesquelles verrez au trentequatre et trentecinquieme feuilletz, ou pareillement trouverez leurs piedestalz, bases, chapiteaux, et autres membres qui posent dessus, le tout mesuré selon ce qu’il doit estre.
En la cornice dorique figurée au cinquanteseptieme feuillet, je vous ay mis les quantitez, afin que la puissiez entendre, parce qu’elle n’est de prime face entendible, mesmement en ce qui concerne les proportions qui se doivent garder pour asseoir les tryglyphes et metopes: mais je pense que mon travail vous pourra ayder en cela.
Je vous ay semblablement pourtraict un frontispice dorique, lequel est au feuillet cinquantedeuxieme, et est ainsi faict certainement comme il est entendu en Vitruve. Specialement la frize que j’ay faicte de ce mesme ordre, afin que prenez garde a la quantité des metopes et triglyphes. D’avantage les petiz piedestatz que les Grecz nomment acroteres, situez sur le frontispice, sont selon la regle de Vitruve, qui veult que ceulx des extremitez n’ayent en haulteur sinon la moytié de l’arc ou platfons du tympan: mais que celluy de dessus la poincte, ayt une huitieme partie de plus, et aussi l’ay je faict ainsi.
Maintenant vous convient entendre que les cornices, frizes et architraves que j’ay faict tant de l’ordre tuscan, que du dorique, ionique, corinthien et composé, lesquelz vous trouverez devant les passages ou nostre Autheur en parle, ont tous leurs membres proportionnez selon le contenu de son texte, car je n’ay en aucuns lieux abuzé de licence voluntaire. Mais encores vous veuil je bien adviser que toutes les proportions des cornices proviennent et se tirent des Architraves: et entre autres choses la face ou liziere estant au mylieu d’iceulx architraves, correspond a une des faces de ladicte cornice ou les dentelures sont figurées et taillées: chose qu’il fault bien observer, encores qu’en aucunes cornices il y ait par foys des mansoles ou consolateurs: et en ce cas est requis prendre garde que l’on n’y face des dentelures ou canaulx: car ce seroit directement contrevenir aux preceptes de nostre Vitruve, qui le defend expressement.
Les formes de toutes icelles cornices ont esté par moy mises en grand volume, afin que les ouvriers puissent facilement prendre dessus les grandeurs et grosseurs dont ilz pourront avoir afaire: et semblablement leurs saillies, mesmes a ce que lon puisse trouver sans grande peine que mes figures se conforment au texte.
… Pour les proportions du corps de l’homme, vous en avez suffisante declaration dedans le texte aux feuilletz vingt sept, vingthuyt, et vingtneuf, ou vous trouverez les figures que j’en ay faictes correspondantes a l’intention de l’autheur: parquoy n’en repeteray autre chose, pour autant que langage superflu est ennuyeux a toutes gens de bon entendement.
Or vous ay je escrit ce que j’ay entendu des membres d’architecture selon les regles de Vitruve, et que Dieu m’en a donné l’intelligence. Toutesfois je supplie estre excusé si aucune chose se treuve oubliee, mais Dieu aydant vous me trouverez avoir suivy la vraye intention de Vitruve, et aux lieux ausquelz il a esté mal entendu par aucuns maistres, je l’ay bien voulu donner a entendre et declarer selon que mon petit et debile entendement la peu congnoistre et comprendre.